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La bibliothèque de Babel

L’idée d’une bibliothèque ultime, celle qui contiendrait tous les textes passés et à venir, ainsi que l’intégralité des combinaisons de lettres possibles à l’intérieur de livres de 410 pages, a été rendue célèbre par Jorge Luis Borges. Tenter d’y pénétrer, c’est à coup sûr frissonner devant les vertiges de l’infini…

Vertiges de l’infini

« Il y a un concept qui corrompt et dérègle les autres. Je ne parle pas du Mal. Je parle de l’infini. » Et, toute sa vie durant, l’écrivain argentin Jorge Luis Borges (1899 – 1986) s’est appliqué à démontrer la véracité de cette phrase issue de son livre Les avatars de la tortue. Sa production littéraire évoque très souvent l’infini et la difficulté de sa représentation pour les êtres mortels que nous sommes. Le plus étonnant, c’est sa manière d’aborder la notion d’infini : dans des nouvelles très courtes, au sein de recueil très courts. Ces étranges livres, bardés de références, d’une folle érudition, semblent curieusement plus épais à l’intérieur qu’ils ne semblent l’être de l’extérieur.

Borges, amoureux des livres, fut atteint progressivement de cécité.
Borges, amoureux des livres, fut atteint progressivement de cécité. Il n’apprit jamais le braille, préférant se faire lire ses livres et dicter ses textes.

L’œuvre la plus connue de Borges est  La Bibliothèque de Babel, issue du recueil Fictions, paru en Argentine en 1944.

La bibliothèque dont il est question dans ce texte est composée de pièces hexagonales reliées par d’étroits couloirs. Dans chaque pièce sont disposées vingt étagères qui contiennent chacune trente-deux livres. Ces derniers sont absolument tous d’apparence identiques :

  • 410 pages…
  • 40 lignes par page…
  • Et 80 caractères par ligne.

La bibliothèque, qui existe depuis toujours, contient l’intégralité des combinaisons possibles de ces quatre-vingt caractères sur 410 pages. Evidemment, la majorité des livres ne sont composés que de suites absurdes de caractères, comme le souligne le narrateur au sujet de deux livres :

L’un de ceux-ci, que mon père découvrit dans un hexagone du circuit quinze quatre-vingt-quatorze, comprenait les seules lettres M C V perversement répétées de la première ligne à la dernière. Un autre (très consulté dans ma zone) est un pur labyrinthe de lettres, mais à l’avant-dernière page on trouve cette phrase : Ô temps tes pyramides.

Inlassablement, des bibliothécaires errent dans ce lieu d’apparence infini, tentant de trier les livres, de les classer, d’y trouver des informations utiles, et en fin de compte de mettre la main sur Le Livre, celui qui résume tous les autres et qui fera de son possesseur un Dieu.

La bibliothèque de Babel par Andrex DeGraff.
La bibliothèque de Babel par Andrex DeGraff.

Borges écrit dans une note :

Il suffit qu’un livre soit concevable pour qu’il existe.

Et en ce sens il résume parfaitement la bibliothèque. Il existe, là-bas, un livre qui contient cet article, un autre qui le réfute, un autre qui le contient également mais rédigé intégralement à l’envers, un autre qui résume ma vie, mort y compris, la vôtre, la nôtre en tant que couple bien que nous n’en formerons peut-être jamais un, la totalité des œuvres perdues de l’Antiquité, l’intégralité des livres parus ou à paraître dans le futur sur tous les sujets, mais aussi tous les livres qui ne paraîtront tout simplement jamais. Au détour d’une phrase, un livre contient forcément la théorie physique ultime qui sera en mesure de réconcilier la mécanique quantique et la relativité générale, la vérité sur l’existence de Dieu, le secret pour parvenir à l’immortalité. Tant d’autres semblent divulguer les mêmes secrets – qui ne sont en fait que de parfaits mensonges.

Si cette nouvelle est la plus connue de Borges, c’est parce qu’elle en est la synthèse parfaite. Le lieu, déjà, est emblématique : l’auteur tient son goût des livres de la bibliothèque de son père, où se côtoyaient tous les genres et tous les styles, depuis la philosophie antique jusqu’aux mathématiques. Quelque part, l’intégralité des nouvelles de Borges est un condensé de cette fameuse bibliothèque. Comme le rappelle Laurent Nicolas, dans son article Borges et l’infini :

Le jeune Borges a donc grandi dans cet univers où Leibniz et Cantor côtoyaient Schopenhauer. Le monde des mathématiques le fascine, sûrement parce qu’il joue avec l’infini.

Mais est-elle vraiment infinie, cette bibliothèque ? Pas du tout, puisque le nombre de livres est fini. Petit rappel : chaque livre a 410 pages ; chaque page, 40 lignes ; chaque ligne, 80 caractères noirs. Le tout avec un alphabet de 25 signes. Combien de livres cela représente-t-il ?

  • Chaque livre contient 1 312 000 caractères (410 pages x 40 lignes de 80 caractères)
  • Avec 25 signes dans l’alphabet de Borges
  • Le total des combinaisons possibles est donc de 251 312 000, c’est aussi le nombre de livres dans la bibliothèque ; un nombre d’environ 1 800 000 chiffres de long !

La taille de cette bibliothèque est telle qu’elle ne tiendrait pas – et loin de là ! – à l’intérieur de l’univers observable. Il faudrait un nombre incroyablement élevé d’univers mis bout à bout pour pouvoir la contenir, un nombre si grand que l’esprit humain ne peut se le représenter.

A titre de comparaison, la quantité d’atomes dans l’Univers observable est estimé à « seulement » 1080 soit le chiffre 1 suivi de quatre-vingt zéros. Même si la taille d’un livre était celle d’un atome, l’univers serait loin de suffire pour accueillir cette imposante bibliothèque…

Les livres du vertige

Parmi les sources d’inspiration de Borges figure une nouvelle de l’auteur allemand Kurd Lasswitz intitulée La Bibliothèque Universelle et parue en 1904. Lasswitz est mathématicien : cela se ressent à la lecture du texte qui contient du jargon et des calculs. Lasswitz veut amuser le lecteur avec un jeu mathématique expliqué de manière pédagogique par un dialogue entre un professeur et une maîtresse de maison. Borges, lui, veut faire frissonner son lecteur, l’emmener jusqu’au bord du précipice de l’infini et lui faire contempler cet abîme.

Dès 1939, Borges publia dans la revue argentine SUR un texte partant d’un postulant similaire, intitulé La bibliothèque totale.

Par un procédé similaire à celui de La bibliothèque de Babel, Raymond Queneau publie en 1961 le livre Cent mille milliards de poèmes. Le titre est éloquent : le lecteur peut effectivement composer cent mille milliards de poèmes en combinant quatorze bandes de papier contenant chacune un vers, sur dix feuilles. Comme le précise Queneau dans sa préface :

Ce nombre, quoique limité, fournit de la lecture pour près de deux cents millions d’années (en lisant vingt-quatre heures sur vingt-quatre).

Le principe est simple à comprendre en image.
Le principe est simple à comprendre en image.

L’armée d’une infinité de singes

Avec cette bibliothèque dont le nom fait directement référence à la tour de Babel, Borges reprend en fait un paradoxe bien connu, et tout aussi vertigineux : celui du singe savant. Le postulat de départ est le suivant : un singe qui tape au hasard et durant un temps infini sur une machine à écrire finira presque sûrement par écrire l’intégrale des œuvres de Shakespeare.

Mathématiquement, il s’agit d’un paradoxe autour de la théorie des probabilités. En l’occurrence, ici, dans une séquence aléatoire de lettres, on retrouvera forcément un texte connu.

  • Par exemple, il y a une chance sur vingt-six (le nombre de lettres de l’alphabet) pour que le singe frappe la touche H sur son clavier (en omettant par simplification les accents, la ponctuation, etc.)
  • Il y a à nouveau une chance sur vingt-six pour qu’il frappe la touche A
  • Soit une chance sur 676 pour qu’il frappe les touches H et A successivement
  • Soit une chance sur 308 915 776 pour qu’il écrive le mot « HAMLET » !
Le paradoxe vu par les Simpsons.
Le paradoxe vu par les Simpsons.

Vous l’avez compris, une infinité de temps est bien nécessaire pour retrouver dans ces successions de lettres les œuvres de Shakespeare, et même un seul vers. En fait, la probabilité pour qu’un singe tape au hasard le texte d’Hamlet a bien été calculée, elle est de 1/(5×10267000).

Depuis sa première élaboration par le mathématicien français Émile Borel en 1913, ce paradoxe s’est largement diffusé dans la culture populaire.

Babel virtuel

Une bibliothèque aussi folle peut-elle, en définitive, exister ? Evidemment pas dans notre monde physique. Ni même dans un monde virtuel : la quantité d’informations qui y serait stockée nécessiterait un ordinateur d’une taille plus grande que celle de l’Univers…

Pourtant, un homme y est parvenu. Il s’appelle Jonathan Basile. Sa bibliothèque est quelque peu différente de celle de Borges :

Comment Basile est-il parvenu à ce tour de force ? Grâce à un algorithme qui génère chaque page. Il ne s’agit pas de contenu aléatoire : chaque page générera toujours le même contenu. Et il est également possible de rechercher un texte ou un mot précis dans la bibliothèque.

Comme dans la nouvelle de Borges, la bibliothèque est composée de pièces hexagonales. Sur quatre murs reposent les livres, au sein de cinq étagères de 32 livres chacun. Vous l’avez compris : tout ce que Dans la Lune contient et contiendra d’articles est déjà dans la bibliothèque, tout comme, pêle-mêle, le nom de votre femme, la cause de votre mort, toutes les théories scientifiques passées et à venir, ainsi que leur réfutations, les courriers confidentiels des agences de renseignement des Etats-Unis et de la Corée du Nord. Et cetera, évidemment. Vous ne me croyez pas ? Il suffit pourtant de chercher.

Les illustrations de la bibliothèque crée par Jonathan Basile : l'hexagone, le mur, l'étagère.
Les illustrations de la bibliothèque crée par Jonathan Basile : l’hexagone, le mur, l’étagère.

Allons, prenons un instant pour nous perdre ensemble dans ce dédale.

  • Les hexagones sont tous nommés : le premier est l’hexagone 0.
  • Le premier livre de la première étagère du premier mur de l’hexagone 0 s’appelle tig .xsw: ses 410 pages sont très certainement uniquement composées de caractères qui n’ont aucun sens.
  • Le nombre d’hexagones est tel que des suites de chiffres ne suffisent pas : leur nom mélange lettres et chiffres.

Le premier paragraphe de cet article (sans les caractères accentués), après l’introduction, apparaît par exemple à la page 275 du livre 19 de l’étagère 3 du premier mur de l’hexagone dont le nom contient 3254 caractères. Mais aussi dans 292542 autres pages !

La performance informatique derrière l’algorithme de Basile est en fait mineure.Mais cette curieuse bibliothèque virtuelle, qui n’existe que dans quelques lignes de code, nous fait entrevoir l’infini et l’éternité.

Pour sûr, Borges aurait aimé s’y égarer…

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