CosmosExploration spatiale

Les cylindres O’Neill

La course à l’espace qui oppose les Etats-Unis et l’Union Soviétique de la fin des années 50 au milieu des années 70 et qui a culminé par les missions Apollo bouleverse l’imaginaire des hommes, qui pour certains voient déjà l’humanité essaimer dans l’espace. Le physicien Gérard O’Neill proposera un concept ambitieux pour coloniser l’espace : de gigantesques cylindres proposant un environnement similaire à celui de la Terre, capables d’abriter des millions de personnes.

Les ambitions spatiales

Si l’exploration spatiale est exaltante, elle révèle aussi combien les technologies développées par l’homme peuvent difficilement combler les distances qui séparent les planètes les unes des autres, d’une part, et les étoiles les unes des autres, d’autre part. Il faut plusieurs mois pour rejoindre Mars, et plusieurs dizaines de milliers d’années pour rejoindre l’étoile la plus proche du Soleil, Proxima du Centaure. Autrement dit, le voyage interplanétaire est extrêmement coûteux et compliqué, tandis que le voyage interstellaire est lui inaccessible avec les technologies existantes. Si l’homme veut quitter le berceau d’où il est issu, il doit donc envisager autre chose.

Eugène Cernan, dernier homme à avoir marché sur la Lune, en 1972. (crédits : Harrison J. Schmitt/Nasa)

Ce ne sont pas les idées qui ont manqué pour poursuivre sur cette formidable lancée des missions Apollo. De multiples concepts de vaisseaux ont été théorisés. Concrètement, on pourrait les scinder en deux catégories : les vaisseaux permettant de se déplacer beaucoup plus rapidement, et ceux permettant d’envisager des voyages au très long cours, voire carrément une installation de l’homme dans l’espace. Combler l’espace, ou combler le temps. Le cylindre O’Neill s’inscrit dans cette deuxième catégorie.

La nouvelle frontière

Derrière le concept visionnaire du cylindre O’Neill, il y a l’homme qui lui donnera son nom : Gérard K. O’Neill, un physicien américain né en 1927 et mort en 1992, professeur à l’université de Princeton, dans le New Jersey (Etats-Unis).

Gérard O’Neill

Dans les années 70, les problématiques écologiques sont devenues largement acceptées par la communauté scientifique. O’Neill considère que l’épuisement des ressources terrestres est l’un des problèmes majeurs que doit affronter l’humanité. A ce titre, trois grandes idées feraient selon lui consensus : celle que les activités humaines sont concentrées à la surface de la Terre, que les ressources matérielles et énergétiques à notre disposition sont celles que nous pouvons exploiter sur Terre, et qu’aucune ressource ne peut être obtenue par une nation sans être prélevée sur une autre, entraînant forcément des conflits et des rapports inégalitaires.

Le bon sens voudrait alors que pour pallier ces problèmes fondamentaux, un arrangement mondial des gouvernements soit mis en place, avec une gestion et un partage strict des ressources, au risque de créer des famines et de limiter le développement technologique (fondé sur l’utilisation croissante, voire exponentielle, des ressources de la Terre).

Or, O’Neill pense que les trois idées à la base de ce postulat sont erronées. Une nouvelle frontière existe pour l’humanité, dont la superficie et la richesse est sans commune mesure avec la Terre. Cette frontière est accessible techniquement,  et peut permettre d’une part d’apporter de nouvelles ressources à l’humanité, mais aussi de protéger la Terre des ravages de l’industrialisation.

Cette nouvelle frontière, c’est bien sûr l’espace. Et non pas l’exploration de l’espace proche ou lointain à visée scientifique, mais bien la colonisation de l’espace, afin de créer ce qu’il appelle une frontière haute, située à proximité de la Terre, et construite à partir de matériaux et de ressources disponibles dans l’espace. De véritables colonies spatiales.

Les colonies spatiales

Et forcément, porté par son époque, O’Neill est ambitieux. Il estime que de telles colonies spatiales pourraient être placées en orbite d’ici les années 90, et abriter des dizaines de milliers de personnes, vivant dans un environnement avec des maisons, des plaines, des rivières, des champs, des animaux. C’est donc bien pour cette raison qu’il s’agit de colonisation spatiale : ce sont plus que de simples vaisseaux, ce sont des petits morceaux de la Terre envoyés dans l’espace.

Conscient des défis que représente un tel projet, O’Neill va à l’essentiel : ces vaisseaux, construits avec la même technologie que celle qui propulse la navette spatiale dans l’espace, seraient placés à un point de Lagrange, L5, afin de toujours pouvoir disposer d’énergie solaire, et seraient construits à partir de matériaux récupérés sur la Lune. O’Neill souhaite réutiliser des technologies existantes, tout en soutenant en parallèle le développement de technologies plus avancées. Il souhaite ainsi proposer une solution économiquement viable et réalisable à court terme.

Dans un article paru en 1976, il explique :

Sur Terre, nous sommes des « désavantagés gravitationnels ». Nous sommes au fond d’un puits gravitationnel de 6 500 kilomètres de profondeur, à partir duquel des matériaux ne peuvent être soulevés dans l’espace qu’à grand coût. L’énergie nécessaire pour amener les matériaux de la Lune vers l’espace libre n’est que d’un vingtième de plus que celle de la terre, et les échantillons ramenés par les missions Apollo indiquent que la Lune est une riche source de métaux, de verre, d’oxygène et de sol. Le manque d’atmosphère de la Lune réduit encore le coût du transport des matériaux lunaires vers les colonies spatiales en orbite.

O’Neill estime que 2 000 ouvriers et six années de travail seraient nécessaires pour acheminer 500 000 tonnes de matériaux depuis la Lune jusqu’au point L5, ce qui représenterait une excavation d’une surface de 400 mètres carrés et d’une profondeur de 5 mètres, environ, à la surface de notre satellite. Une petite balafre, en somme. A plus long terme, des matériaux pourraient aussi être récupérés depuis des astéroïdes qui contiennent d’autres ressources, moins abondantes sur la Lune.

Les colonies comporteraient des zones industrielles, résidentielles et agricoles. Elles se présentent sous différentes formes – tore, sphère, et bien sûr cylindre – et tournent toutes très lentement sur elles-mêmes afin de simuler une gravité proche de celle en vigueur à la surface de la Terre. En fait, il s’agit de créer pour les colons un habitat proche de celui de la Terre : gravité habituelle, cycle du jour et de la nuit, lumière naturelle du Soleil, et apparence terrestre.

Selon O’Neill, le cylindre est la forme la plus efficace, mais pas la plus économique. La première colonie pourrait donc être de forme torique, et les suivantes de forme cylindrique. Chaque colonie serait composée de deux cylindres reliés entre eux par un câble de tension et tournant dans des directions opposées. Des bandes de gigantesques fenêtres et des bandes de terres se succéderaient sur toute la longueur du cylindre, qui au total approcherait les 30 kilomètres de long, pour un diamètre de plus de 6 kilomètres, et pourrait abriter des millions de personnes… O’Neill prévoit la mise en place de ces cylindres – si gigantesques qu’ils pourraient inclure un ciel bleu et des nuages ! – pour les années 2020.

Gérard O’Neill n’est pas qu’un rêveur amateur de science-fiction. Il estime son projet réaliste, techniquement et économiquement. Il le chiffre à hauteur de 100 milliards de dollars pour la construction de la première colonie, soit l’équivalent d’après lui d’une mission habitée sur Mars. Ce chiffre, en dollars de l’époque, peut sembler élevé, mais il vise à envoyer des milliers de personnes durablement dans l’espace, pour un coût 4 fois seulement supérieur au programme Apollo, qui n’aura envoyé que douze hommes sur la Lune pour quelques jours seulement…

Avec un tel budget, la construction de la première colonie prendrait six ans, et les colonies suivantes suivraient au rythme d’une toutes les deux ans.

Puisque les questions énergétiques étaient déjà une préoccupation dans les années 70, surtout après le premier choc pétrolier, O’Neill précise :

L’énergie nucléaire est modérément chère mais s’accompagne des problèmes de prolifération nucléaire et du stockage des déchets radioactifs. Les combustibles fossiles sont plus rares maintenant, et l’exploitation intensive du charbon à ciel ouvert endommagera presque inévitablement l’environnement. L’énergie solaire sur terre est une source peu fiable, adaptée aux pics de charge diurnes dans le sud-ouest américain, mais clairement pas compétitive dans la plupart des applications à l’heure actuelle.

Les colonies spatiales pourraient revendre l’énergie solaire qu’elles produisent pour se financer, d’une part, et pour approvisionner la Terre en énergie propre, d’autre part. Les colonies spatiales ont donc vocation à être auto-suffisantes en énergie, mais aussi en agriculture : leur climat rigoureusement contrôlé permettra de disposer d’une productivité largement supérieure aux cultures terrestres, le tout sans recours aux pesticides.

En définitive, O’Neill estime que ce type de colonisation spatiale permet de résoudre cinq des problèmes majeurs auxquels doit faire face l’humanité :

  • Amener une majorité d’êtres humains à un niveau de vie dont seuls les le plus chanceux peuvent bénéficier
  • Protéger la biosphère terrestre des dommages causés par l’activité industrielle
  • Faire face à la hausse de la population mondiale
  • Trouver des sources d’énergie propres et durables
  • Eviter la surcharge du bilan thermique de la Terre

Du rêve à la réalité

Tout a commencé par une sorte de plaisanterie, à la fin des années 60, alors qu’il enseignait à l’Université de Princeton. O’Neill posa la question à ses étudiants : la surface des planètes est-elle le meilleur endroit pour une civilisation technologique en expansion ? La science-fiction semblait dire que oui, presque unanimement. Et pourtant, les premières réflexions de ses étudiants, rapidement complétées par des travaux plus complets, semblaient indiquer le contraire…

O’Neill publiera plusieurs articles et donnera de nombreuses conférences pour promouvoir les colonies spatiales, qui seront complétés par un best-seller, The High Frontier (publié sous le titre Les villes de l’espace en France), en 1977. Tous ces textes sont rigoureusement sourcés, chiffrés, argumentés : définitivement, il ne s’agit pas de science-fiction. En ce sens, les cylindres de Gérard O’Neill représentent quelque part un projet atypique : aussi ambitieux soit-il, ce projet  n’est finalement qu’une exploration de l’espace proche, dans le but de libérer la Terre.

A l’époque, le projet reçoit de la part du public un accueil favorable, parce qu’il est jugé crédible et réalisable dans un futur proche, et qu’il n’est pas élitiste comme les missions Apollo, puisqu’il concerne potentiellement des dizaines de milliers, voire des millions de personnes… A l’époque, d’éminents spécialistes, comme Carl Sagan, Wernher von Braun, ou l’écrivain Isaac Asimov, ainsi que des politiciens, se déclarent favorables à un tel projet.

O’Neill collaborera même avec la NASA dans les années 70, sur le sujet des habitats spatiaux permanents.

De quoi être optimistes ? Oui, déclare O’Neill :

D’ici 2150, il pourrait y avoir plus de personnes vivant dans l’espace que sur Terre. La réduction de la pression démographique sur terre, laissée peut-être avec seulement quelques milliards de personnes, permettrait à la planète de se remettre des ravages de la révolution industrielle. La Terre pourrait servir principalement d’attraction touristique – un monument soigneusement préservé à l’origine de l’homme.

Une première colonie  torique dès les années 80, et une gigantesque colonie abritant des millions de personnes dans les années 2020…  Définitivement, nous n’y sommes pas… Que s’est-il donc passé ?

Le contexte, évidemment, n’a pas aidé. A partir du milieu des années 70, la course à l’espace, évidemment remportée par les américains suite au succès des missions Apollo, peut être considérée comme terminée. Les budgets de la NASA sont diminués, et l’agence spatiale américaine est focalisée sur l’exploration non habitée de l’espace (les sondes Voyager en sont le meilleur exemple), et sur le développement de la navette spatiale. L’intérêt du grand public pour l’espace s’estompe peut-être un peu aussi. Politiquement, un projet aussi ambitieux, et dont le financement a sans doute été sous-estimé par O’Neill, était difficilement défendable par le gouvernement. Les années ont passées, puis les décennies. Gérard O’Neill est mort en 1992. Qu’aurait-il pensé en voyant que nous peinons encore à nous aventurer au-delà de la basse orbite terrestre, et que la Station spatiale internationale n’est pas technologiquement beaucoup plus avancée que Saliout ou Skylab, les premières stations spatiales, mises en orbite dans les années 70 ? En tout cas, sa vision novatrice de l’exploration spatiale et sa volonté de l’ouvrir à tous en a fait l’un des pionniers du développement commercial de l’espace (ce qu’on appelle communément aujourd’hui le new space), inspirant notamment Elon Musk ou Jeff Bezos. Ce dernier s’oppose d’ailleurs à Musk (grand partisan de la colonisation de Mars) en reprenant la vision d’O’Neill, puisqu’il présenta en 2019 des visuels de colonies spatiales pour illustrer son ambition à long terme.

Un concept de cylindre dévoilé par Blue Origin, la société de Jeff Bezos.

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