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La vénérable station Saliout

La course à l’espace n’a aucune ligne d’arrivée, hormis celle placée par la folle ambition des hommes. Dix ans après avoir envoyé le premier homme dans l’espace, Youri Gagarine, l’URSS réalise un exploit : mettre en orbite une station spatiale autour de la Terre. Un délire de science-fiction devenu réalité – mais au prix d’un lourd tribut… 

Un petit pas pour l’homme, une grande claque pour les soviétiques

La course à l’espace : c’est le nom donné à la rivalité spatiale qui opposa les Etats-Unis à l’Union soviétique dès la mise en place du premier satellite artificiel en 1957, et jusqu’au milieu des années 70. L’humanité lève les yeux, et comprend que ses technologies lui permettent désormais d’accéder à l’infini. Les budgets alloués aux agences spatiales des deux grandes puissances sont alors presque sans limite : il faut démontrer sa supériorité technologique face à l’adversaire en repoussant les frontières de la présence de l’homme dans l’espace. Evidemment les Etats-Unis, avec les prouesses du programme Apollo et les premiers pas de l’homme sur la Lune en 1969, devancent l’Union soviétique. L’URSS décide alors la mise en place d’une station spatiale orbitant autour de la Terre en permanence, permettant à plusieurs équipages d’y vivre et d’y travailler.

En fait, les premiers concepts de station spatiale remontent au début du XXe siècle (il faut quand même évoquer The Brick Moon, un article d’Edward Everett Hale publié en 1868 où une étrange sphère en brique est envoyée dans l’espace avec des hommes à l’intérieur !) :

  • Le scientifique russe Tsiolkovski, pionnier de l’astronautique, imagine dans son livre Au-delà de la Terre (1920) une station qui pourrait accueillir une vingtaine de passagers en gravité artificielle
  • Le physicien allemand Hermann Oberth, auteur de la toute première thèse consacré au voyage spatial en 1923, propose plusieurs stations orbitant autour de la Terre, et un système de fusées pour passer de l’une à l’autre
  • Dans son ouvrage Le problème du vol spatial, paru en 1928, l’ingénieur slovène Herman Potočnik va plus loin et détaille la création d’une station spatiale en forme de roue qui inspirera longtemps la science-fiction (et notamment 2001 : L’odyssée de l’espace).
  • Plus étonnant : à partir des travaux d’Oberth, des scientifiques allemands ont imaginé durant la Seconde guerre mondiale une station spatiale placé à près de 8 000 kilomètres d’altitude et hébergeant une arme surnommée Sun Gun, un gigantesque miroir qui refléterait la lumière du Soleil sur un point de la Terre afin de brûler des villes !
  • Après la guerre, l’ingénieur allemand Wernher von Braun, concepteur de la fusée V2, dessine une station spatiale qui sera d’ailleurs reprise dans un documentaire de Walt Disney, Man in Space, en 1955
Le concept de station spatiale de Von Braun (1952).

Evidemment, la mise en orbite de Spoutnik 1 en 1957 accélère les réflexions. Car les prédictions des pionniers visionnaires sont désormais compatibles avec les technologies de l’homme. Et après les pas de Neil Armstrong sur la Lune, l’Union Soviétique ne souhaite absolument pas que la NASA la devance à nouveau. Dès l’année 1969, l’agence américaine avait d’ailleurs dessiné un concept de station militaire chargé d’espionner les territoires ennemis – l’idée fut finalement abandonnée au profit de satellites de reconnaissances moins onéreux. Elle doit par contre lancer sa station Skylab en 1973. De son côté l’Union Soviétique planche elle depuis 1964 sur une station militaire, avec le programme Almaz. Quelques semaines seulement après la réussite de la mission Apollo 11, une équipe de scientifiques soviétiques propose d’aller au plus vite et de réutiliser des éléments de la fusée Soyouz ou des prototypes du programme Alma pour les convertir en station spatiale civile.

En octobre 1969, le dirigeant soviétique Léonid Brejnev met en place sa propagande dans un discours prononcé au palais des congrès du Kremlin :

Notre pays a un vaste programme spatial, conçu depuis de nombreuses années. Nous faisons les choses à notre manière : nous avançons continuellement et délibérément. La cosmonautique soviétique est en train de résoudre des problèmes d’une incroyable complexité. […] Notre science voit la création de stations orbitales à long-terme comme le moyen de la conquête extensive de l’espace. La création de stations orbitales avec un équipage interchangeable est la route principale de l’homme dans l’espace.

C’est bien un drapeau américain qui est planté sur la Lune…

Il s’agit bien sûr de montrer que les soviétiques ne s’intéressent guère aux avancées des américains, qu’ils suivent leur propre chemin depuis longtemps et qu’ils continueront à le faire. La Lune ? Une mission onéreuse, inutile… La réalité est évidemment toute autre : la mission Apollo 11 est une claque pour les soviétiques dont le programme lunaire habité est un échec – ils doivent donc trouver un moyen de garder la face avec un projet alternatif.

La route de  l’homme dans l’espace

L’ingénierie spatiale soviétique ne fonctionne pas comme son équivalent américain. Tandis que la NASA est l’unique agence spatiale américaine, plusieurs bureaux d’étude s’affrontent en URSS, travaillant parfois sur des projets concurrents. La première station spatiale soviétique, Soyouz, est en fait un assemblage de plusieurs travaux :

  • La coque de la station militaire du programme Almaz
  • Modifiée par un autre bureau chargé de la modifier pour qu’elle puisse accueillir une fusée Soyuz
  • Et envoyée dans l’espace par le lanceur Proton, vestige du programme lunaire abandonné

Le nom de cette station ? Saliout, qui veut tout simplement dire « salut ». Saliout pèse près de 19 tonnes, soit la capacité maximale que peut emporter le lanceur Proton dans l’espace, mesure 15,8 mètres de longueur, et contient 90 m3 de volume habitable, avec vingt-et-un hublots pour admirer la Terre. Le résultat, il faut être honnête, ne ressemble guère aux élégantes stations spatiales cylindriques que dépeint à l’époque la science-fiction. C’est un gros tube avec des panneaux solaires à chaque bout. Mais c’est un tube qui est envoyé dans l’espace le 19 avril 1971, soit deux ans avant que la NASA n’envoie à son tour sa station Skylab. L’URSS a remporté son pari.

Saliout photographiée par un satellite.

Confiante, l’URSS réalise une chose inédite : annoncer juste après le lancement de la station les détails de la première expédition habitée, prévu pour le 22 avril avec trois astronautes. Une mission prévue pour une durée de 22 jours, extensible à 30 en cas de succès. A cause d’un problème de la tour de lancement, le lancement fut retardé au lendemain. Un mauvais présage : les problèmes techniques se sont accumulés une fois en orbite, notamment pour s’amarrer, et les cosmonautes n’ont ensuite jamais réussi à ouvrir l’écoutille de leur vaisseau. Après deux jours dans l’espace, ils retournent sur Terre.

Le 6 juin 1971, le deuxième équipage, composé du commandant Gueorgui Dobrovolski, de Viktor Patsaïev et de Vladislav Volkov, décolle. C’est la mission Soyouz 11. Seul Volkov a déjà volé dans l’espace, en 1969. Cette fois, l’URSS n’a pas annoncé préalablement le lancement au public. La fusée Soyouz parvient à s’amarrer à la station avec moins de difficulté, les ingénieurs avaient conclu que c’était probablement l’impact trop fort entre la fusée et la station qui avait endommagé les loquets d’ancrage sur l’essai précédent. L’équipage réussit à ouvrir l’écoutille. Mais il hésite à y entrer, reniflant une drôle d’odeur : une odeur de brûlé. Est-ce un feu qui peut couver depuis plus de deux mois ? La station serait-elle maudite ? Ils y pénètrent finalement, et se réfugient la première nuit dans la capsule Soyouz. Le lendemain matin, l’odeur a disparu. Son origine reste encore aujourd’hui un mystère.

Les trois cosmonautes effectuent leurs premières tâches, apparaissent plusieurs fois à la télévision pour des conférences de presse très populaires. Ils dépassent bientôt le record du nombre de jours passés dans l’espace, alors à 18 jours (et déjà détenu par deux soviétiques).

Mais loin des yeux de leurs camarades, les trois cosmonautes doivent faire face à de nombreux problèmes techniques, une fois de plus, que ce soit sur le télescope, le tapis roulant nécessaire pour les exercices quotidiens, ou même leurs combinaisons.

L’équipage de la mission Soyouz 11.

Le lendemain marque un tournant dans la mission. Nous sommes le 17 juin. Volkov communique à la Terre qu’une fois de plus, les trois hommes ont senti une odeur de fumée, qu’ils supposent venir des panneaux solaires. Le commandement sur Terre ordonne à l’équipe de se réfugier à bord de la capsule Soyouz. A l’intérieur, l’équipage hésite, les relations se tendent : Volkov souhaite évacuer immédiatement, tandis que les deux autres veulent trouver l’origine du problème et le régler. Il s’agissait d’un problème électrique, qui n’a pas causé de dommage sérieux à la station

Evidemment, ces problèmes techniques ne sont pas révélés au public : la mission est vue sur Terre comme un triomphe.

Le 25 juin, après 19 jours passés dans l’espace, l’équipe se prépare pour son retour. Dobrovolsky déclare :

La Terre nous manque, et nous attendons impatiemment notre retour.

L’incendie a rendu l’équipage nerveux, surtout Volkov, qui pense que plus vite il retournera sur Terre, mieux ce sera. Certaines rumeurs prétendent qu’un voyant lui aurait même annoncé avant son départ que cette mission serait pour lui la dernière !

Le 29 juin 1971, les trois hommes pénètrent dans la capsule Soyouz. La procédure de retour commence mal : le voyant qui indique que l’écoutille est ouverte reste allumé ! Volkov panique. N’ayant pas de combinaisons, cela signifie tout simplement la mort lorsqu’il se détacheront de la station, l’air s’échappant dans l’espace… Ils ouvrent et ferment à nouveau l’écoutille, et le voyant s’éteint finalement.

Youri Gagarine

Mais alors que la capsule se sépare de la station Saliout, les trois cosmonautes entendent un sifflement constant. Dobrovolsky se détache immédiatement et fonce vers l’écoutille, pensant que la fuite vient de là. Ce n’est pas le cas : elle vient en fait d’une vanne sous le siège de Dobrovolsky. Ils tentent de la boucher, mais n’y parviennent pas. Quelques secondes plus tard, ils s’évanouissent. Et meurent moins de deux minutes plus tard. Lorsque la capsule atterrit sur Terre, il est trop tard pour les ranimer. L’équipage est resté dans les étoiles. Leurs corps sont enterrés dans le mur du Kremlin, à Moscou, à côté de celui de Youri Gagarine, premier homme a voir été dans l’espace, et mort en 1968. Ils sont décorés par la médaille de Héros de l’Union Soviétique.

Même le président américain Richard Nixon se fendra d’un communiqué :

Le peuple américain se joint à vous pour exprimer, à vous et au peuple soviétique, notre profonde compassion pour la mort tragique des trois cosmonautes soviétiques. Le monde entier a suivi les exploits de ces courageux explorateurs de l’inconnu, et partage l’angoisse de leur tragédie. Mais les exploits des cosmonautes Dobrovolsky, Volkov et Patsayev demeurent. Je suis sûr qu’ils ont contribué grandement à la réalisation du programme soviétique d’exploration spatiale et, par conséquent, à l’élargissement des horizons de l’homme.

S’agit-il d’être le premier à aller là-haut, ou bien le premier à en revenir vivant ? Des rumeurs font état de nombreux cosmonautes soviétiques fantômes, dont les noms n’ont jamais été révélés, et qui sont morts, certains diront pour la science, d’autres pour la guerre. Le destin tragique de Dobrovolsky, de Patsaïev et de Volkov révèle au monde que les paroles de Brejnev en 1969 étaient aussi ambitieuses qu’irréalistes. L’Union Soviétique n’était pas prête.

Le 11 octobre 1971, la station Saliout est précipitée sur Terre. Elle s’embrase au-dessus de l’Océan Pacifique.

L’héritage

La capsule Soyouz quittant la Station spatiale internationale.

Malgré le drame, l’Union soviétique décide de poursuivre le programme, mais le succès n’est toujours pas au rendez-vous : Saliout 2 se disloque dans l’espace une dizaine de jours après son lancement, tandis qu’une station militaire lancée peu après devient vite incontrôlable. Il faudra attendre Saliout 4, en 1974, pour qu’une mission se déroule sans accroc majeur.

Par ailleurs, de nombreuses améliorations seront apportées à la capsule Soyouz (toujours utilisée aujourd’hui).

La dernière station Saliout, la septième du nom, resta en orbite jusqu’en 1991 (elle reçut d’ailleurs la visite du français Jean-Loup Chrétien, le premier à bord à ne pas venir d’un pays communiste). Elle inspira largement la station Mir, et même la Station spatiale internationale : Zvezda, l’un des modules principaux, hérite ainsi largement de près d’un demi-siècle d’ingénierie spatiale soviétique.

Alors, que reste-t-il ? La guerre, la mort, et aussi les innombrables tâtonnements de l’homme, frêle et hésitant devant l’infini, comme il le fut autrefois devant l’océan. Près d’un siècle après les travaux de Tsiolkovski ou d’Oberth, il faut se féliciter que quelques hommes, constamment, tournent au-dessus de nos têtes dans la Station spatiale internationale. C’est vrai, nous ne sommes guère allés plus loin, décevant sans doute les rêveurs des années d’or de la science-fiction. Mais nous y sommes encore, alors continuons à rêver !

(image de couverture : la station spatiale Saliout 7)

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